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La question demeure : d’où provenaient les prophéties originales sur le Héros des Siècles ? Je sais désormais que Ravage les a transformées, mais qu’il ne les a pas fabriquées. Qui a enseigné en premier lieu qu’un Héros viendrait, qui serait empereur de toute l’humanité, mais que son propre peuple rejetterait ? Qui a affirmé le premier qu’il porterait l’avenir du monde sur ses bras, ou qu’il réparerait ce qui avait été divisé ?
Et qui avait décidé d’employer le pronom neutre, de sorte que l’on ignore si le Héros était un homme ou une femme ?
Agenouillé dans un tas de cendre, Marsh se détestait ainsi que le monde. La cendre tombait sans discontinuer, s’accumulait sur son dos, le recouvrait, et pourtant, il ne bougeait pas.
On l’avait écarté en lui ordonnant de s’asseoir et d’attendre. Comme un outil oublié dans la cour et que la neige recouvrait lentement.
J’y étais, se dit-il. Avec Vin. Et pourtant… je n’ai pas pu lui parler. Je n’ai rien pu lui dire.
Pire encore… il n’en avait pas eu envie. Lors de toute sa conversation avec elle, son corps et son esprit avaient appartenu entièrement à Ravage. Marsh n’était pas parvenu à lui résister, n’avait rien pu faire qui aurait aidé Vin à le tuer.
À l’exception d’un seul instant. Vers la fin, alors qu’elle avait failli le contrôler. Un instant où il avait vu quelque chose chez son maître – son dieu, son être – qui lui avait donné espoir.
Car en cet instant, Ravage avait eu peur de Vin.
Ensuite, Ravage avait forcé Marsh à s’enfuir, laissant derrière lui son armée de koloss – l’armée que Marsh avait reçu l’ordre de laisser Elend Venture dérober, puis de conduire à Fadrex. L’armée que Ravage avait fini par reprendre.
À présent, Marsh patientait sous la cendre.
À quoi bon ? se demanda-t-il. Son maître voulait quelque chose… avait besoin de quelque chose… et il craignait Vin. Ces deux éléments redonnaient espoir à Marsh, mais que pouvait-il faire ? Même lors de l’instant de faiblesse de Ravage, Marsh n’était pas parvenu à reprendre le contrôle de lui-même.
Le plan de Marsh – consistant à attendre en gardant secrète l’infime parcelle rebelle de son être jusqu’au moment adéquat, puis à ôter la tige de son dos et à se tuer – lui semblait de plus en plus idiot. Comment pouvait-il espérer se libérer assez longtemps ?
Debout.
L’ordre lui parvint sans mots, mais Marsh réagit instantanément. Et Ravage revint, contrôlant de nouveau son corps. Au prix d’un certain effort, Marsh conserva un infime contrôle sur son esprit, ne serait-ce que parce que Ravage semblait distrait. Marsh se mit à laisser tomber des pièces sur lesquelles il prit appui, les réutilisant tour à tour comme Vin l’avait fait avec les fers à cheval. Des fers qui comportaient davantage de métal, lui auraient été plus utiles, car ils lui auraient permis de se propulser plus loin à chaque Poussée. Mais il parvint à s’en sortir avec les pièces.
Il se propulsait à travers le ciel de la fin d’après-midi. L’air rouge était douloureusement abrasif, tant il était chargé de cendre. Marsh le contempla, cherchant à s’empêcher de voir de la beauté dans la destruction sans avertir Ravage qu’il n’était pas pleinement dominé.
Ce n’était pas chose facile.
Au bout de quelque temps – bien après la tombée de la nuit –, Ravage ordonna à Marsh de revenir à terre. Il redescendit rapidement, dans un claquement de robe, et atterrit au sommet d’une petite colline. La cendre lui montait jusqu’à la taille, et il devait y avoir sous ses pas un ou deux mètres de cendre tassée.
Au loin, en bas de la pente, une silhouette solitaire traversait la cendre d’un air résolu. L’homme portait un sac et menait un cheval épuisé.
Qui est-ce ? se demanda Marsh en regardant de plus près. L’homme avait une carrure de soldat, un visage carré et un crâne dégarni, et sa mâchoire affichait une barbe de plusieurs jours. Qui qu’il puisse être, il possédait une détermination impressionnante. Peu de gens braveraient les brumes – pourtant, non seulement cet homme les traversait, mais il évoluait à travers une couche de cendre à hauteur de poitrine. Son uniforme était taché de cendre, tout comme sa peau. Sombre… couleur de cendre…
Magnifique.
Marsh s’élança depuis le sommet de la colline, se précipitant à travers brume et cendre, mû par une Poussée d’acier. En bas, l’homme dut l’entendre approcher car il se retourna et s’empara nerveusement de l’épée qu’il portait au côté.
Marsh atterrit sur le dos du cheval. La créature se cabra avec un cri et Marsh bondit, posant un pied sur le visage de la bête tandis qu’il y prenait appui pour atterrir dans la cendre. Le soldat avait dégagé un chemin bien droit et Marsh avait le sentiment de regarder le long d’un étroit couloir noir.
L’homme dégaina brusquement son arme. Le cheval hennit nerveusement, piétinant la cendre.
Marsh sourit et tira une hache d’obsidienne de son fourreau. Le soldat recula, cherchant à dégager de l’espace pour combattre dans la cendre. Marsh lut dans ses yeux son inquiétude, sa terrible anticipation.
Le cheval hennit de nouveau. Marsh se retourna et lui trancha les membres avant, ce qui le fit hurler de douleur. Derrière, le soldat bougea. Et au lieu de courir, il attaqua.
L’homme planta son épée dans le dos de Marsh. Elle atteignit une tige et dévia sur le côté, mais l’empala malgré tout. Marsh se retourna, un sourire aux lèvres, et puisa de la santé pour rester debout.
L’homme avançait toujours, visant le dos de Marsh, dans l’intention manifeste d’essayer de retirer la tige de son dos. Mais Marsh brûlait du potin et tournoya pour lui échapper, lui arrachant son arme.
J’aurais dû le laisser la prendre…, disait la parcelle libre de son être, qui résistait inutilement.
Marsh visa l’homme à la tête, dans l’intention de le décapiter d’un seul coup de hache, mais le soldat roula dans la cendre, tirant de sa botte un poignard avec lequel il tenta de lui couper les jarrets. Une manœuvre intelligente qui aurait laissé Marsh à terre, avec ou sans pouvoir curatif.
Mais Marsh puisa de la vitesse. Il se mit soudain à bouger beaucoup plus vite qu’une personne ordinaire, évita aisément le coup et réussit à assener un coup de pied en plein dans la poitrine du soldat.
L’homme poussa un grognement lorsque ses côtes se fêlèrent. Il tomba dans la cendre où il se mit à rouler en toussant, du sang aux lèvres. Il s’arrêta enfin, couvert de cendre. Il plongea faiblement la main dans sa poche.
Un autre poignard ? se demanda Marsh. Mais l’homme en tira une feuille pliée. Du métal ?
Marsh éprouva un désir écrasant et soudain de s’emparer de cette feuille de métal. Le soldat lutta pour froisser la mince feuille afin d’en détruire le contenu, mais Marsh hurla et abattit sa hache sur son bras, qu’il trancha. Marsh leva de nouveau sa hache, et coupa cette fois la tête de l’homme.
Il ne s’arrêta toutefois pas, car la soif de sang le poussa à planter sa hache dans le cadavre, encore et encore. Dans un coin de sa tête, il sentait Ravage se réjouir de cette mort – mais il éprouvait également une certaine frustration. Ravage tenta de l’interrompre pour le pousser à s’emparer de cette feuille de métal, mais Marsh, en proie à cette soif de sang, ne pouvait être contrôlé. Tout comme les koloss.
Ne pouvait être contrôlé… C’est…
Il se figea lorsque Ravage parvint de nouveau à le maîtriser. Marsh secoua la tête. Le sang du soldat roula le long de son visage et coula goutte à goutte de son menton. Il se retourna et jeta un coup d’œil au cheval mourant qui hurlait dans la nuit silencieuse. Marsh se releva en titubant, puis tendit la main vers le bras désincarné et dégagea la feuille de métal que le soldat avait tenté de détruire avec sa force déclinante.
Lis-la !
Les mots étaient bien nets dans l’esprit de Marsh. Ravage prenait rarement la peine de s’adresser à lui – il se contentait de l’utiliser comme une marionnette.
Lis-la tout haut !
Marsh fronça les sourcils, dépliant lentement la lettre, s’efforçant de se laisser le temps de réfléchir. Pourquoi Ravage aurait-il besoin qu’il la lise ? À moins… que Ravage ne sache pas lire ? Mais c’était absurde. La créature avait été capable de modifier des mots dans les livres.
Elle savait lire. Dans ce cas, était-ce le métal qui l’en empêchait ?
Il déplia la feuille de métal. Il y avait effectivement des mots gravés sur la surface interne. Marsh tenta de résister à l’impulsion de lire les mots. En fait, il brûlait de s’emparer de sa hache là où elle était tombée et dégoulinait de sang dans la cendre, puis de s’en servir pour se tuer. Mais il ne pouvait pas y arriver. Il ne disposait même pas d’assez de liberté pour lâcher la lettre. Ravage tirait et poussait, manipulant les émotions de Marsh, et finit par trouver prise jusqu’à ce que…
Oui. Pourquoi prendrait-il la peine de désobéir ? Pourquoi contester son dieu, son seigneur, son être même ? Marsh brandit la page et attisa son étain pour mieux étudier son contenu dans le noir.
« Vin, lut-il, j’ai l’esprit embrumé. Une partie de moi se demande ce qui est encore réel. Pourtant, une chose semble faire pression sur moi, encore et encore. Je dois te dire quelque chose. Je ne sais pas si ça aura la moindre importance, mais je dois le dire quand même.
» La créature que nous combattons est réelle. Je l’ai vue. Elle a tenté de me détruire, ainsi que la population d’Urteau. Elle a pris mon contrôle par une méthode que je n’attendais pas. Du métal. Un petit fragment métallique qui transperçait mon corps. Grâce à lui, elle est parvenue à déformer mes pensées. Elle n’a pas réussi à me contrôler pleinement, comme tu contrôles les koloss, mais je crois qu’elle a fait quelque chose de semblable. Peut-être que ce bout de métal n’était pas assez gros. Je n’en sais rien.
» Quoi qu’il en soit, elle m’est apparue en prenant la forme de Kelsier. Elle a fait la même chose au roi d’Urteau. Elle est intelligente. Et subtile.
» Sois prudente, Vin. Ne te fie à personne qui soit transpercé par du métal ! Même le plus petit fragment peut corrompre un homme.
Spectre. »
Marsh, de nouveau contrôlé pleinement par Ravage, froissa le métal jusqu’à rendre les inscriptions indéchiffrables. Puis il le jeta dans la cendre et s’en servit de point d’ancrage pour s’élancer dans les airs. Vers Luthadel.
Il laissa les cadavres de l’homme et du cheval ainsi que le message reposer dans la cendre, qui les ensevelit lentement.
Comme des outils abandonnés.